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jeudi 8 mars 2012

Une frontière très poreuse

Comment s'introduire au Togo à partir du Bénin, ni vu ni connu, sans visa, sans papiers, sans même faire l'effort de déjouer l'impétrance des gardiens du territoire, gendarmes, douaniers ou autres policiers ? Dans le millier de kilomètres de frontière commune des deux pays, la piste défoncée qui relie Savalou à Anié par le poste frontalier de Tchetti offre de bonnes garanties à ceux tentés par l'expérience. 

Sur cet axe, le premier poste de police togolais se trouve 55 km après la frontière (le Togo s'étend sur 120 km d'est en ouest), à Anié, où un commissariat de campagne tout neuf vient d'ouvrir. La peinture était à peine sèche fin janvier. Mais le poste n'est pas habilité à délivrer le cachet d'entrée sur le territoire. Ou pas encore.

A mon passage, la dizaine de policiers, surprise en pleine léthargie dans son uniforme tout propre et ses rangers bien cirés, ne comprit pas tout de suite. Comment pouvais-je m'être faufilé jusqu'à Anié, sans même avoir été contrôlé par un policier ? En automobile de surcroit. Ce n'était pas possible. Le moment de l'étonnement candide passé, on se mit à éplucher le passeport. Plan du Togo déployé, je détaillai à des  yeux incrédules l'itinéraire : Tchetti, Afolé, Kpatala, Okéloukoutou-Adegbénou, Kolo-Kopé, ... Anié enfin... 55 km... sans un seul policier...  Et preuve irréfutable, arguais-je, le cachet de sortie du Bénin... lequel intriguait au contraire.
Après trente minutes de tergiversations policières, le Chef se laissa convaincre : des trafiquants feraient-ils une démarche volontaire auprès d'un poste de police pour un cachet d'entrée ? Non, bien-sûr. Mais le poste tout neuf d'Anié ne pouvait rien pour moi, me faisait savoir le chef de poste qui m'invitait à me rendre au commissariat principal d'Atakpamé pour régulariser la situation. A 28 km.


Atakpamé. 18 heures, un vendredi, veille de week-end. Le commissariat bourdonne. On nous fait patienter. Le commissaire lui-même nous reçoit. Je parle et le commissaire, courtois, écoute, laissant filer quelques commentaires elliptiques. Je parviens, enfin, à comprendre son embarras : < Atakpamé n'étant pas une ville frontalière, le commissariat n'a pas compétence pour délivrer les cachets d'entrée sur le territoire.> Comment faire alors ? Je suis rentré légalement au Togo, et me retrouve en situation irrégulière pour avoir empreinter un axe démuni de poste de police. Kafkaïen.


Empêtré dans ce vide juridique mais soucieux de se sortir de l'imbroglio avec les honneurs de l'homme chargé de faire respecter la loi tout en la respectant lui-même, et tout en me tirant pour de bon de ces soucis, le commissaire parvient à soutirer du ministère de l'Intérieur une solution honorable. Un sauf-conduit temporaire signé et tamponné par le responsable de la police d'Atakpamé est délivré.


 Tchetti. Un gros bourg frontalier au bout de nulle part au Bénin, oublié des cartes de police togolaise.
Kolo-Kopé. Le Mono, quelques kilomètres après sa jonction avec l'Agou, à la pointe nord de la retenue de Nangbeto.
Kolo-Kopé. Un pont métallique bien fatigué au-dessus du Mono.

 









dimanche 4 mars 2012

Le coton béninois dans la panade

Ouverte en décembre, la campagne de récolte de coton est en train de se boucler au Bénin. Tonnage attendu avant égrenage (1) sur l'ensemble du territoire : 200.000 tonnes. Mais le déficit en eau dont a souffert la région depuis juin-juillet (période de la plantation) laisse augurer d'un résultat inférieur aux objectifs. Ceci après une saison 2011 elle-même décevante, inférieure de 10 % à la planification : l'année passée avait souffert d'un excès de précipitations, des champs de culture avaient été emportés par des torrents de pluie, et de nombreux villages avaient été inondés.


Huit des douze départements du Bénin cultivent le coton, parmi lesquels l'Alibori, l'Atakora et la Donga sont les plus gros producteurs.

Le coton est très sensible aux aléas climatiques. La production et le revenu dégagé par les paysans sont donc très dépendants de la météo, particulièrement dans les départements producteurs du nord qui ne peuvent compter que sur une récolte annuelle. 


A Pouri, dans l'extrême nord du Bénin, entre Porga à la frontière avec le Burkina et Tanguiéta, la récolte n'était pas encore rentrée, vers le 25 février. A l'image de Yarigo Daré, président de la coopérative villageoise qui n'avait pas achevé de damer le coton-graines, avant conditionnement dans des bâches...
Loué pour la qualité exceptionnelle de sa fibre, bien supérieure à celle de Chine et des Etats-Unis, le coton béninois traverse, en fait, une crise profonde. Sa production qui représentait le tiers des exportations totales du Bénin dans les années 1995-2000 (avec 164 milliards de dollars par an) a chuté de 65 % depuis 2006. D'autant plus préoccupant que le coton se trouve au coeur de l'économie en contribuant à près de la moitié du potentiel industriel national et à une large part des revenus des paysans : 45 % de la population rurale en dépend directement ou indirectement.


Sur 5,5 hectares mis en culture, Yarigo Daré a récolté 3,289 tonnes de coton. Chiffre d'affaires : 500.000 francs CFA (760 euros), sur lesquels il devra s'acquitter des frais d'intrants s'élevant à 280.000 francs. Bénéfice : 220.000 francs CFA (335 euros). Le coton est pour ce cultivateur sa deuxième production en terme de revenus, derrière le maïs (6 hectares)

 Depuis dix ans, les producteurs se sont progressivement détournés de la culture du coton pour se lancer dans le vivrier, maïs ou riz. Insuffisamment rémunérateur ? Incapacité chronique des paysans à se conformer à des règles de gestion ? Le gouvernement se lance dès 2000 dans des réformes structurelles profondes et privatise la filière. Une politique de désengagement qui n'a rien arrangé et accentué au contraire le déclin.


Expédition vers la Sodeco, qui maîtrise 90 % de l'égrenage de la filière, au Bénin.

Première étape, début des années 2000, avec la rétrocession de l'ensemble des importations et de la distribution des intrants agricoles (semences, pesticides, etc.) au secteur privé, ainsi qu'environ la moitié de la capacité d'égrenage. Conséquences ? Les prix des engrais sont multipliés par deux entre 1990 et début 2000, passant de 100 francs CFA le kilo à 200 francs CFA, et la quantité d'engrais par opérateur destinée au coton est divisée par trois.


Le coton-graines est aspiré et dirigé vers une égreneuse où graine et fibre sont séparées.

Seconde étape de la braderie : la privatisation pour 11,725 milliards de CFA en octobre 2008 de la Sonapra qui devient la Sodeco (Société de développement du coton), laquelle détient depuis lors 90 % de l'activité d'égrenage, soit un quasi monopole. Une privatisation présentée alors par le ministère de la prospective, du développement  et de l’évaluation de l’action publique comme < une pièce maîtresse de la réorganisation de la filière > pour < trouver des solutions efficaces et durables > à ses dysfonctionnements multiples. L'opération est censée aussi solder l'interventionnisme public dans un secteur à très forte concurrence internationale.
66 tonnes de coton par jour sont traitées et conditionnées à l'usine d'égrenage de Savalou.
Mais en 2010, deux ans après la création de la Sodeco (dont le Français Patrice Talon, administrateur général de la Société Commune de participation, est propriétaire) et la vente de l'activité d'égrenage, l'Etat se voit contraint de réinjecter 4 milliards pour soutenir la filière. Le président de la République Yayi Bony met alors en cause la gestion des organisations paysannes et promet aux coopératives de villages qui se créent de bénéficier de l’expertise des agents et cadres de l’Association interprofessionnelle du Coton (AIC).

La Sonapra est privatisée en 2008 et devient la Sodeco, dans laquelle l'Etat conserve 41 % du capital.
Une dizaine d'unités d'égrenage dont celle de Savalou fonctionnent sur tout le territoire
Les observateurs critiques pointent du doigt les milliards de CFA dilapidés par l'Etat (92 milliards depuis 2006), sans succès, et l'attitude prédatrice de l'égreneur (la Sodeco) engendrée par sa situation de monopole. 
La subvention aux intrants versée par l'Etat aux coton-culteurs s'avère, en effet, être un marché de dupe, le montant de la subvention se trouvant défalqué du prix de vente du coton-graine à la Sodeco. Pour la campagne 2009-2010, l'aide s'élève à 62 francs CFA le kilo, et permet à l'égreneur d'acheter le kilo de coton-graine à 190 francs au lieu de 252 francs, un dernier prix que n'aurait pu payer sans péril la Sodeco (selon elle), compte tenu des cours internationaux de la fibre.


130 salariés sont employés à l'usine de Savalou.
Un coton immaculé sort de la presse de l'usine de Savalou.











Il s'avère pourtant bien que cette subvention aux intrants constitue un soutien public à une société en situation de monopole vendue 11,725 milliards par l'Etat, il y a à peine deux ans. Et cela sans contrepartie ni obligation pour la Sodeco, notamment vis à vis des producteurs, ne serait-ce que dans une fonction d'encadrement. Dans son propre intérêt industriel, l'égreneur ne devait-il pas contribuer à mieux structurer la filière et à accompagner le producteur vers plus de maîtrise culturale et gestionnaire pour un meilleur rendement ? Sa propre bonne santé n'en dépend-elle pas ?

L'aide aux intrants versée par l'Etat en 2009-2010 s'élevait à 11,280 milliards de FCFA, et en 2008-2009, à 6,466 milliards de FCFA.


54 % du coton-graines est constitué de fibres destinées à la filature.
Non contente de siphonner avec la bénédiction de l'Etat les subventions publiques aux intrants, la Sodeco se comporte en prédateur avec les sociétés de transformation béninoise produisant de l'huile de coton, les sociétés Fludor-Bénin SA et SHB-Bohicon, en leur imposant, dès 2008, un prix de la graine de coton au départ de l'usine largement au-dessus de ce qu'elles peuvent supporter (75 francs CFA le kilo, en 2009), < sous le prétexte que, pendant quelques mois par an, à l’époque de la soudure en Europe, les éleveurs de vaches laitières du Sud européen, fortement subventionnés par l’Union Européenne, sont prêts à payer très cher la graine de coton africaine >, soulignait le président de l’Association des industriels de la filière oléagineuse de l’UEMOA (2) et P-dg de Fludor-Bénin SA, Roland Riboux, dans une note publiée en 2010. Les deux triturateurs essuient 3,5 milliards de perte cette année-là.

Les déchets représentent 3% du volume après égrenage.
En 2010, l'égreneur accentue encore sa pression et fixe le prix du kilo de la graine au départ de l'usine à 95 francs CFA, < plus élevé que le prix même obtenu à l'exportation >. Les triturateurs refusent de payer un tel prix, préférant fermer définitivement que subir des pertes programmées qu'aucune banque ne pourrait financer. Quel but cherche donc l'égreneur ? A pousser les huileries à fermer et les racheter à vil prix une fois qu’il les aura mises en faillite ?


Avant expédition, les balles conditionnées sont numérotées.
Comment remettre de l'ordre dans la maison coton du Bénin ? Les triturateurs demandent à l'Etat de prendre ses responsabilités, et de fixer un prix de la graine au départ de l'usine, comme il fixe un prix du coton-graine au départ du champ. La pérennité des huileries en dépend. Quant à amener les paysans à reproduire du coton ? C'est autre chose.


(1) Séparation de la fibre destinée aux filatures, de la graine destinée aux huileries.
(2) UEMOA : Union économique et monétaire ouest-africaine